La folie
religieuse a ceci de merveilleux qu’elle peut tout expliquer. Dès lors qu’on accepte Dieu (ou Satan) comme cause première de tout ce qui survient dans le monde mortel, rien n’est plus laissé au hasard. Dès lors que l’on maîtrise des phrases incantatoires comme « et maintenant nous voyons dans la nuit »
ou « les voies de Dieu sont insondables », rien n’empêche plus de jeter la logique aux orties. La folie religieuse est l’un des rares moyens infaillibles de faire face aux caprices du monde, car elle élimine totalement le simple accident. Pour le véritable maniaque religieux, tout avait été prévu.
C’est fort probablement pour cette raison que La Poubelle parla à un corbeau pendant près de vingt minutes lorsqu’il sortit de Vail, convaincu que l’oiseau était un émissaire de l’homme noir… ou l’homme noir lui-même. Perché sur un fil de téléphonie, le corbeau le regarda longtemps en silence, puis finit par s’envoler, poussé par la fatigue ou la faim… à moins qu’il n’eût compris que les débordements de La Poubelle qui clamait les louanges de l’homme noir et lui promettait fidélité et loyauté étaient enfin terminés.
La Poubelle se trouva une autre bicyclette près de Grand Junction et, le 25 juin, il avait traversé l’ouest de l’Utah par la nationale 4 qui relie l’autoroute 89 à l’est à la grande artère du sud-ouest, l’autoroute 15 qui va du nord de Salt Lake City jusqu’à San Bernardino, en Californie. Et quand la roue avant de sa nouvelle bicyclette décida tout à coup de fausser compagnie au reste de la machine pour foncer toute seule dans le désert, La Poubelle pirouetta par-dessus son guidon et atterrit sur la tête, avec une violence qui aurait dû lui valoir une fracture du crâne (il roulait à plus de soixante à l’heure et ne portait pas de casque). Pourtant, moins de cinq minutes plus tard, il était debout, le visage couvert de sang, et reprenait sa petite danse incantatoire sourire aux lèvres : « Cibola, je te donne ma vie, Cibola, tam-tam boum ! » Rien n’est plus réconfortant pour un esprit abattu ou pour un crâne fêlé qu’une bonne dose de « que Ta volonté soit faite ».
Le 7 août, Lloyd
Henreid entra dans la chambre où l’on avait installé La Poubelle la veille, complètement déshydraté, presque comateux. C’était une belle chambre, au treizième étage du MGM Grand Hotel. Un lit circulaire, avec des draps de soie. Au plafond, un miroir lui aussi circulaire qui paraissait taillé au même diamètre que le lit.
La Poubelle regarda Lloyd.
– Comment ça va, La Poubelle ?
– Bien, beaucoup mieux.
– Un bon repas, une bonne nuit, c’est tout ce qu’il te fallait. Je t’ai apporté des vêtements propres. J’espère qu’ils sont à ta taille.
– Ça a l’air d’aller.
La Poubelle n’avait jamais pu se souvenir de sa taille. Il prit le jeans et la chemise que Lloyd lui tendait.
– Descends prendre le petit déjeuner quand tu seras habillé, dit Lloyd d’une voix étrangement respectueuse.
Nous mangeons généralement à la cafétéria.
– D’accord.
Dans la cafétéria, c’était un bourdonnement continu de conversations. La Poubelle s’arrêta à la porte, tout à coup rempli de terreur. Ils allaient tous le regarder quand il entrerait. Ils allaient le regarder et éclater de rire. Quelqu’un aurait le fou rire, tout au fond de la salle. Un autre l’imiterait. Et bientôt, tous allaient éclater de rire en le montrant du doigt.
Hé, planquez vos allumettes, voilà La Poubelle !
Hé, La Poubelle ! Qu’est-ce qu’elle a dit la vieille Semple quand t’as brûlé son chèque de pension ?
T’as bien pissé dans ton lit, La Poubelle ?
La sueur perlait sur son front et il se sentit gluant, même s’il avait pris une douche quelques minutes plus tôt.
Il se souvenait de son visage dans le miroir de la salle de bains, son visage couvert de croûtes qui séchaient lentement, de son corps émacié, de ses yeux trop petits dans leurs orbites creuses. Oui, ils allaient rire. Il écouta le bourdonnement des conversations, le tintement des couverts, et pensa qu’il valait mieux filer.
Puis il se souvint du loup qui lui avait pris la main, si gentiment, qui lui avait montré la route laissant derrière lui la tombe de métal du Kid. La Poubelle redressa les épaules et entra.
Quelques personnes levèrent les yeux, puis reprirent leurs conversations. Lloyd, assis à une grande table au milieu de la salle, lui faisait signe d’approcher. La Poubelle se faufila entre les tables. Trois hommes étaient assis avec Lloyd. Tous mangeaient du jambon et des œufs brouillés.
– Sers-toi, dit Lloyd. Il y a un buffet, là-bas.
La Poubelle prit un plateau et se servit. Debout derrière le buffet, un homme en tenue de cuisinier plutôt sale, l’observait.
– Vous êtes monsieur Horgan ?
demanda timidement La Poubelle.
– Ouais, répondit Horgan avec un grand sourire édenté, mais c’est pas comme ça qu’il faut m’appeler mon gars. Je m’appelle Whitney. Ça va mieux aujourd’hui ? T’avais l’air drôlement mal foutu quand t’es arrivé.
– Ça va beaucoup mieux.
– Prends donc des œufs. Tant que t’en veux. Mais si j’étais toi, j’irais mollo avec les frites. Elles sont plutôt dégueulasses. Content de te voir en tout cas.
– Merci.
Et La Poubelle revint à la table de Lloyd.
La Poubelle voici Ken DeMott. Le chauve c’est Hector Drogan. Et ce petit mec qui essaye de se faire pousser une balayette de chiottes au-dessous du nez s’appelle l’As.
Ils le saluèrent tous en inclinant la tête.
– C’est le nouveau, expliqua Lloyd. Il s’appelle La Poubelle.
La Poubelle serra la main de tout le monde et attaqua ses œufs. Puis il se tourna vers le jeune homme à la petite moustache et demanda très poliment :
– Vous voulez bien me passer le sel, s’il vous plaît monsieur l’As ?
Les autres se regardèrent, étonnés puis éclatèrent de rire. La Poubelle sentit la panique monter en lui puis il entendit les rires et comprit qu’ils n’étaient pas méchants. Personne n’allait lui demander pourquoi il n’avait pas brûlé l’école au lieu de l’église. Personne n’allait se foutre de lui à propos du chèque de pension de la vieille Semple. Il pouvait sourire lui aussi, s’il en avait envie. Ce qu’il fit.
– Monsieur l’As, répéta Hector Drogan entre deux éclats de rire. Ça te fera les pieds, As. Monsieur l’As, j’adore. Môôôsieur l’As. Ça, c’est vraiment bien trouvé.
L’As tendit la salière à La Poubelle.
– Appelle-moi l’As tout court, mon pote. Ça suffit amplement.
– D’accord, répondit La Poubelle en souriant. Pas de problème.
– Môôôsieur l’As, gloussait Heck Drogan en prenant une petite voix de fausset. As, je te jure que je vais pas l’oublier, celle-là.
– En tout cas, c’est pas ça qui va m’empêcher de bouffer, dit l’AS en se levant pour aller reprendre des œufs.
En passant, sa main se referma un instant sur l’épaule de La Poubelle. Une main chaude, solide. Une main amicale qui ne faisait pas mal.
La Poubelle sentit une vague de chaleur s’emparer de lui. Une chaleur qui lui était si étrangère qu’il crut presque être malade. Et, tout en mastiquant, il commença à comprendre. Il leva les yeux, regarda ces visages autour de lui, et se dit que – oui – il comprenait maintenant.
C’était le bonheur.
Quels braves types, pensa-t-il.
Et tout de suite après : Je suis chez moi.